Pourquoi Natascha Kampusch suscite-t-elle tant d’intérêt dans ce monde prisonnier de quotidiens mal fagotés ?
Jorge Forbes*
Je ne crois pas que Natascha, la jeune fille récemment libérée d’une séquestration de huit ans, ait obtenu la une de toute la presse mondiale en raison du crime dont elle a souffert. Nous ne manquons pas d’exemples de tels crimes, plus spectaculaires et plus proches de nous. Natascha intéresse le monde en tant qu’étrange histoire d’amour.
Pourquoi ne s’est-elle pas enfuie ? C’est ce que tous se demandent. Oui, ils « se » le demandent, car il est facile de se mettre à sa place, de s’identifier à elle.
-Moi, je me serais enfui, tu parles, dix-huit ans, balancée comme elle l’est, en train de se balader dans les boutiques et de manger des glaces, elle était même présentée aux amis, on se demande bien pourquoi elle s’est pas enfuie !
Celui qui déclare héroïquement ça saurait sans nul doute s’évader d’un enlèvement scabreux, mais peut-être n’aurait-il pas le même courage face aux cachots déguisés de quotidiens mal fagotés : du compagnon ou de la compagne insupportable, du boulot ennuyeux et injuste, de la réunion infernale, et j’en passe. Natascha met au jour que ce n’est pas pour rien que les amants parlent d’attachement, de liaison.
La police a la réponse toute prête, elle sait : « c’est le syndrome de Stockholm ». Cataloguer, c’est dans ce cas récupérer rapidement les certitudes ébranlées par le trouble que provoque cette histoire, comme si on en pasteurisait la virulence. Que nous aimerions que nos amours soient normales, que nous n’ayons pas à faire face à leurs bizarreries. Comme nous aimerions aimer « comme tout le monde » ! Et dans ce désir se tient une part du succès des parcs thématiques du type Disneyland, où tout le monde rit à l’unisson. Et bien, c’est là la découverte de Freud qui a donné naissance à la psychanalyse : les humains ne trouvent aucun plaisir au bon sens commun, et, a complété Lacan à la suite, la norme de la relation entre les sexes n’existe pas.
Natascha raconte, dans sa première interview qu’en voyant cet homme adossé à sa voiture, sur le trottoir qui l’amenait à l’école, il lui est venu un froid dans le ventre, une envie de traverser de l´autre côté, au souvenir des recommandations maternelles, mais elle a continué son chemin et s´est fait prendre.
L´homme qui au départ disait à la petite fille qu´il s´agissait d´un kidnapping dans l´intention de gagner de l´argent, petit à petit a révélé qu´il n´en était rien : il a littéralement pris une jeune fille pour faire son éducation.
C´est un fantasme d´homme que d´éduquer les femmes ; les hommes ne comprennent pas qu´une femme puisse réussir en pensant et en agissant d´une manière si différente de la leur. C´est le thème de My fair Lady, adaptation musicale de Pygmalion de George Bernard Shaw, dont on annonce un nouveau montage à São Paulo. Le personnage principal, Henry Higgins, créé à l´origine par Rex Harrison, et ici au Brésil par Paulo Autran, à un certain moment, indigné par l´inéducable Eliza, se demande: “ Pourquoi une femme ne ressemble-t-elle pas un peu plus à un homme?”.
Par ailleurs, pour continuer à citer cette même pièce, il n´est pas rare que les femmes, à l´instar d´Eliza, exigent d´un homme qu´il déclare son amour avec bien d´autres choses que “ des mots, des mots, des mots”.
L´affirmation de Natascha expliquant qu´elle ne s´est pas échappée plus tôt parce que cela aurait porté atteinte à la réputation de son geôlier est notable, tout comme l´est son insistance à désigner sa prison par le mot « oubliettes » ( Verlies, dans l´original), qui renvoie au château. De même qu´elle se réfère au château peu avant dans son interview, lorsqu´elle dit que sa mère décelant chez elle des penchants artistiques depuis toute petite lui prédisait que, quand elle serait grande, elle irait au “ théâtre du château”.
Qui commandait qui? Qui retenait l´autre en prison? Le kidnappeur, maître des mouvements de Natascha ou Natascha, maîtresse de la réputation de son kidnappeur?
Natascha raconte qu´elle voyait en cet homme quelqu´un qui prenait des risques pour elle. Elle le savait et en est même arrivée à prévoir, et à l´en avertir, que cette relation approchait de sa fin. Mais elle ne voulait pas qu´il se tue. Il y a chez elle presque la certitude qu´il s´est tué par désespoir et non par peur de la prison. Natascha en vient à se déclarer complice d´assassinat, au même titre que le chauffeur de taxi qui amené son kidnappeur à la gare, ou que le chauffeur du train sous les roues duquel il a fini ses jours. Elle regrette également qu´il n´existe plus qu´elle pour raconter son histoire, avertissant qu´elle n´acceptera que personne ne la raconte à sa place, elle le fera le temps venu, et demandera à être payée pour le faire.
C´est vrai, Natascha a une histoire à raconter dans ce monde si avide d´histoires, et surtout d´histoires scabreuses. Dans la liste des livres les plus vendus apparaissent des biographies de jeunes prostituées, des biographies d´assassins petits ou grands - selon le nombre de victimes- de Suzane (quelque éditeur doit bien en avoir une en préparation) à Hitler. Cela pourrait indiquer que nos temps déboussolés ont envie de comprendre l´excès, l´inusité, le surprenant.
Pour comprendre ces temps où nous ne voyons plus notre bonne image à l´abri, pas plus que les principes de la famille ou ceux de la morale sociale et de la politique, nous avons besoin de bien plus que de compréhension pour savoir pourquoi Natascha n´est pas Eliza pas plus que Priklopil – c´est le nom de l´homme – n´est Henry Higgins.
La différence existe, elle est grande, mais elle ne sera pas prouvée par nos catégories déjà vieillies. Nous sommes en de nouveaux temps de changement de paradigme du lien social, du surgissement d´une nouvelle forme de responsabilité face au hasard et à la surprise. Natascha et son gardien se sont montrés irresponsables, ils savaient ce qui leur arrivait, Natascha le dit en toutes lettres. En ces temps il faut être responsable de ce que l´on sait, même si cela est peu, car il n´y a rien au-delà. Tout savoir est incomplet et il incombe à chacun de se responsabiliser pour le compléter avec sa subjectivité.
Il n´y a plus de vie qui puisse se protéger dans la morale établie, car de morale établie il n´y en a plus, dirions-nous parodiant le poète Drummond de Andrade. C´est une occasion pour la renaissance culturelle de l´homme, qui pourra ainsi vivre et raconter de meilleures histoires.
*Jorge Forbes est psychanalyste et psychiatre. Il préside l´ Instituto da Psicanálise Lacaniana. Il est l´auteur, entre autres, de Você Quer o Que Deseja? (Editora Best Seller)
1 - Pour une présentation de l´affaire voir, en autres, l´article du Monde du 06 Décembre 2005 « Au Brésil, les assassins se portent bien » : Il y a trois ans, Cristian et Daniel Cravinhos ont indigné les Brésiliens en avouant le meurtre, à coups de barre de fer durant leur sommeil, de Marisia et Manfred von Richthofen, avec la complicité de leur fille. La blonde Suzane a expliqué avoir agi « par amour » pour Daniel, que ses parents n'appréciaient pas.
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